Orphée ou Mozart ?

Orphée ou Mozart, Beethoven ou le Rock ?*

 

Philippe Bonnette, Centre de Recherche en Education de Nantes, Université de Nantes.

 

 

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Ceci est un article de fond. Il vient pour élargir la réflexion de ceux qui le souhaitent. Il pose la question de la place de la musique à l’Ecole, de la fréquentation des œuvres, dans l’éducation. Ce faisant, le lecteur pourra ouvrir pour lui-même des voies à la réflexion personnelle. Cette maturation n’est-elle pas le chemin qu’il semble falloir emprunter de façon incessante pour toujours construire l’essence du métier d’enseignant ? 

 

 

1. Orphée ou Mozart ?

 

Orphée, c’est ce poète-musicien enchanteur de la légende de Thrace. Depuis vingt-cinq siècles sa légende est devenue un mythe dont les formes peuvent nous renseigner sur l’appréhension de la musique à l’école.

 

Par la puissance de ses chants, Orphée a pu charmer les enfers, c’est à dire dominer la mort. Orphée est plus qu’un homme normal, sans être vraiment un dieu. Sa victoire est d’ailleurs soumise à une condition qui souligne sa faiblesse : Eurydice vivra de nouveau, mais il est interdit à Orphée de la regarder, sinon elle retournera aux Enfers. Homme, Orphée ne peut évidemment respecter les conditions que les dieux lui imposent. Eurydice meurt cette fois définitivement. C’est alors qu’Orphée crée les plus beaux chants avec des accents qui n’ont pour seuls buts que de tenter de charmer (au sens étymologique) encore. Ces chants transcendent sa douleur et deviennent seulement, mais pleinement, œuvre d’art c’est à dire parcelle d’éternité. Alors Orphée devient éternel et son œuvre, chef d’œuvre.

 

L’enseignement de la musique, comme le pense Guy Maneveau, (G. Maneveau 1977), peut à chaque moment être lu à travers le mythe d’Orphée. Pour lui, les élèves doivent se construire peu à peu en rencontrant la musique. Manneveau se demande si le lot habituel du sujet apprenant n’est pas la création artistique permanente, sans que l’on puisse dire pour autant l’endroit ou le moment où cette création agit. Quand Orphée est maintenu en soumission divine, Boris Cyrulnik (B. Cyrulnik, 2001) voit là toute l’élaboration de la construction personnelle à travers l’art. Il s’agirait ici d’une action réparatrice, voire fondatrice des schèmes de l’individu.

 

C’est tout autre chose, nous dit encore Maneveau que de regarder ailleurs ce que serait « le mythe Mozart ». Le ‘’divin’’ Mozart ne semble jamais avoir travaillé pour apprendre. Dès l’âge de quatre ans il est présenté comme un génie, comme habité par la grâce, comme détenant un don. Pourtant, Mozart n’est pas un inventeur du langage musical. Les éléments qu’il utilise existent partout en Occident. C’est un assembleur d’un complexe. Il assemble les éléments musicaux sans presque de déséquilibre.

 

Pour l’élève d’aujourd’hui, soutient Maneveau, rencontrer Mozart, c’est rencontrer l’image d’un inaccessible dieu. L’humiliation de n’être qu’un simple être pourrait bien se substituer à l’humilité de l’élève qui rencontre le Maître. Humiliation contre humilité. Il n’y a ici la place que pour une imitation dont on devine l’inaccessible quête.

 

L’Ecole est face à la musique, conduite dans cette dialectique. Elle réside entre création et admiration, entre enchantement et dévotion. Il semble clair que le rôle de la musique à l’Ecole doit dépasser cet enfermement. L’élève doit pouvoir découvrir le chemin de l’artiste sans crainte du trépas ni de la soumission. Faut-il ressusciter Orphée et assassiner Mozart ?

 

 

2. Beethoven ou le rock ?

 

 

Georges Snyders, philosophe, s’attache à comprendre ce qui se joue dans la tension du geste pédagogique en musique. Alors qu’il prend l’exemple de cette discipline pour nous parler de l’école, Georges Snyders lui donne un statut remarquable. (G. Snyders, 1989). La musique serait exemplaire de ce que devrait être l’école. A quoi ressemble ce haut modèle ?

 

La musique à l’école est peu investie par la pression scolaire. Georges Snyders y entend là, aussi bien les évaluations de l’école que les attentes des familles. Elle constitue alors une espèce d’îlot susceptible d’intéresser l’enseignant. Il y trouvera un espace propice à enseigner tout aussi bien la raison objective qu’à développer l’intelligence sensible « Dans la musique (…) l’homme entrerait en possession de l’ensemble unifié de ses ressources. Un moment dans l’audition musicale, la sensibilité et l’intelligence, l’affectif et le raisonné peuvent ne plus constituer en moi deux ordres opposés. La sensibilité ne se confond plus avec le désordre d’une sentimentalité vague. L’intelligence (même sa forme semble-t-il la plus abstraite la mathématique), s’ouvre à l’admiration émotive : je vis des émotions clarifiée »(G. Snyders, 1989). La musique à l’école pourrait occuper de suite une place prototypique de l’enseignement en cela qu’elle est à la fois comme une niche de faible investissement scolaire et en même temps « comme une activité totale ».

 

La musique est une discipline qui structure fortement l’appartenance culturelle mais aussi la pensée des jeunes (G. Snyders, 2002). Elle est un révélateur d’appartenance à une culture, une communauté, un mode de pensée. C’est aussi un produit de première nécessité, fort répandu et quasiment gratuit depuis l’avènement des moyens modernes de reprographie (un récepteur radio basique, vaut moins de cinq euros). L’école a alors à s’interroger sur l’appréhension qu’elle doit faire en ses murs, de cette discipline. Georges Snyders soutient en même temps que la musique rassemble des œuvres qui sont d’inégales valeurs. Tout ne se vaut pas en musique. Il y a des chefs-d’œuvre et puis il y a le reste des œuvres. Il existe donc une hiérarchie des créations musicales.

 

La rencontre de ces trois axes principaux de la pensée de Georges Snyders –le faible investissement scolaire, la structuration de l’appartenance culturelle, l’existence d’une hiérarchisation des oeuvres musicales- lui font dire que l’école, c’est le problème de la musique. La musique est exemplaire des autres enseignements (G. Snyders, 1999).

 

L’école doit alors investir la musique. Alors si les jeunes écoutent hors les murs de l’école ce qui est de leur culture, le rock (il ne s’agit là que d’une figure employée par Georges Snyders), que les enseignants les laissent amener le rock à l’école ! Ne pas le faire, serait nier l’existence de la culture des élèves et ainsi favoriser le communautarisme culturel. En rester là, serait nier le rôle de l’école. L’école a un rôle à jouer dans l’écoute du rock en ses murs.

 

L’enseignant doit trouver les moyens pédagogiques de montrer en quoi cette musique est complexe, mais aussi en quoi elle est beaucoup moins aboutie qu’une œuvre de Beethoven (il s’agit là également d’une figure afin de marquer l’opposition).

 

Du coup, du rock admis, l’enseignant doit filer à Beethoven imposé, considéré comme un chef d’œuvre. Ce faisant il permet à l’élève d’accéder dans la continuité à ce que l’humanité a cristallisé de musicalement haut. L’enseignant dans la continuité de sa pratique, crée une rupture culturelle.

 

Si l’école néglige le rock, elle est caution d’un ghetto culturel hors ses murs. Si elle admet le rock à côté de Beethoven, elle verse alors dans le relativisme. Tout se vaudrait, ce que récuse Georges Snyders. L’école n’aurait là aucun sens.

 

Si au contraire, elle favorise la continuité du rock vers Beethoven, elle permet à l’élève de s’élever culturellement par la rupture ainsi créée avec sa culture d’origine.

 

 

 

Il ne s’agit pas de substituer Beethoven au rock, mais de montrer que dans le rock il y a Beethoven. Cela veut dire qu’il a bien fallu penser le rock en des termes musicaux qui sont infiniment mieux maîtrisés chez Beethoven. Ce faisant, l’enseignant ne crée pas de coupure entre la culture de l’école et la culture de l’élève. Le rock contient Beethoven, en moins élaboré. Comprendre Beethoven c’est aussi mieux comprendre le rock, donc être mieux armé pour le rencontrer. Accéder à une culture plus haute grâce à la musique c’est aussi mieux comprendre sa propre culture.

Angers Nantes Opéra