Alain Surrans
Directeur général d'Angers Nantes Opéra

Entretien avec Alain Surrans

Depuis l’impressionnante création de L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux jusqu’au délicieux Elixir d’amour de Gaetano Donizetti, la saison dernière a été probante. Angers Nantes Opéra a retrouvé la belle énergie du projet mis en œuvre, il y a cinq ans, par Alain Surrans et son équipe. Le directeur d’Angers Nantes Opéra nous le confirme en parcourant avec nous son programme 2023-2024.



Peut-on dire qu’Angers Nantes Opéra a retrouvé son public après les deux années très dures qu’auront été 2020 et 2021 ?


Bien sûr ! Nous avons retrouvé nos spectateurs, ou, plutôt, nous accueillons au moins autant de spectateurs qu’en 2019. La mise en place du Pass, plus souple et plus convivial que le traditionnel abonnement, s’était imposée au temps de la pandémie. Elle a ouvert, en fait, sur une autre relation au public et sur d’autres publics. Nous avons le sentiment d’écrire une nouvelle page de l’histoire d’Angers Nantes Opéra.



Cela veut-il dire que la programmation est, elle aussi, en évolution ?


Dans des maisons aussi anciennes que la nôtre, l’expérience a appris aux équipes que l’immobilisme ne devrait jamais être de mise. Oui, les programmations doivent évoluer, parce que le goût évolue, parce que les artistes d’hier, avec leurs forces et leurs doutes, sont remplacés par ceux d’aujourd’hui, parce que de nouvelles générations de spectateurs sont à conquérir en permanence. L’une de mes convictions, c’est que l’équilibre d’une saison ne repose pas sur le bon dosage d’ingrédients intangibles. Partout, contrairement au dicton, on change les équipes qui gagnent et les formules qui marchent. Donc, notre programmation se transforme, c’est évident, en dépit de l’apparente continuité qui permet au spectateur de tracer son chemin de saison en saison.



On a le sentiment, avec Béatrice et Bénédict et avec La Chauve-Souris, que vous souhaitez prolonger l’état de joyeuse apesanteur dans lequel nous a plongés L’Élixir d’amour à la fin de la saison précédente.


C’est vrai que nous avons cette fois, coup sur coup, deux ouvrages d’une tonalité plutôt joyeuse. Mais il ne faudrait pas trop y voir une intention marquée. Les choix de programmation dépendent de bien des critères, de bien des contingences, et pas seulement du bon vouloir du directeur. Les hasards et les circonstances jouent leur rôle. Ainsi, l’envie de retravailler avec le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau a conduit au choix, en complicité avec lui, de Béatrice et Bénédict, ouvrage qui vient en outre prolonger le nouveau parcours berliozien entrepris en complicité avec l’Orchestre National des Pays de la Loire (ONPL), depuis la Grande Messe des Morts et Lelio en 2022. Quant à La Chauve-Souris, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de la dernière des productions qu’il nous restait à reporter. En fait, cette production avait pu être montée, puis filmée pour être retransmise sur grand écran au printemps 2021, mais sans avoir pu rencontrer « pour de vrai » nos publics d’Angers, de Nantes et de Rennes. Il fallait réparer cette injustice, car il s’agit d’un spectacle extrêmement réussi.


Place à la fête, donc, avec La Chauve-Souris !


La gaieté de La Chauve-Souris n’est pas feinte, en effet ; elle ne va pas néanmoins sans quelques pincements de tristesse. Jean Lacornerie l’a fort bien compris. Il imprime à sa mise en scène, malgré la cocasse présence d’Anne Girouard en commentatrice bavarde et amusée de l’action, une sorte de douce nostalgie qui fait mouche : tous ces gens qui se cherchent, se fuient et se divertissent, chantent quelque chose d’un bonheur fragile qui leur échappera bientôt. Il y a chez Johann Strauss la drôlerie cruelle et la satire sociale d’un Jacques Offenbach mais aussi l’élégance d’un André Messager et sa tendresse pour des personnages que leur ridicule ne tue jamais.


Berlioz, lui aussi, chérit ses personnages.


Ceux de Béatrice et Bénédict tout particuliè­rement, y compris le chef de chœur Somarone qui se prétend compositeur et que Berlioz ridiculise comme il eut aimé ridiculiser certains de ses contemporains. Ici encore, la folle gaieté alterne avec des moments d’émotion, mais surtout de poésie sonore, qui rendent infiniment attachante cette ultime partition lyrique du compositeur des Troyens et de la Symphonie fantastique. J’ai évoqué le plaisir de Pierre-Emmanuel Rousseau à la mettre en scène. Mais que dire de celui de Sascha Goetzel, le directeur musical de l’ONPL. Lui aussi adore Béatrice et Bénédict.


La nouvelle création que vous présentez en mai 2024 n’est pas une commande d’Angers Nantes Opéra comme le fut La Vieille Maison, en mai 2023.


Nous ne sommes pas les seuls, en France, à défendre la création, et nous restons attentifs à tous ceux qui veulent prendre leur part à son développement. L’opéra d’Othman Louati Les Ailes du désir est un projet porté par La co[opera]tive, collectif de scènes nationales qui associe également nos amis de l’Opéra de Rennes. Et je suis très heureux que nous les rejoignions pour ce projet qui, non seulement est inspiré de l’extraordinaire film de Wim Wenders, mais sera en outre mis en scène par Johanny Bert, artiste bien connu à Nantes grâce au Grand T. Pour moi, cependant, c’est la musique d’Othman Louati qui a déclenché l’envie d’entraîner Angers Nantes Opéra dans cette aventure. Je ne la connais pas depuis très longtemps mais chaque œuvre que j’ai entendue m’a semblée émaner d’une intelligence, d’une culture et d’une sensibilité très rares dans la jeune génération des compositeurs français.


Une des nouveautés, cette saison, c’est l’inclusion, dans la programmation d’Angers Nantes Opéra, des concerts gratuits du dimanche matin proposés par le Conservatoire de Nantes.


C’est, en effet, une série que nous avons construite avec Mathieu Gauffre, le directeur, pour mieux orienter le travail des jeunes artistes qui y participent. Les opportunités pour ces jeunes de se présenter dans un environnement professionnel sont très importantes. Nous les multiplions, déjà, avec les élèves des classes de chant. Nous invitons à nouveau, cette année, la Maîtrise de la Perverie pour un concert de la série « Ça va mieux en le chantant », et celle des Pays de la Loire pour Tosca. L’accompagnement des artistes de demain fait partie de nos missions.


Vous continuez d’accompagner aussi les publics de demain.


De demain… et d’aujourd’hui. On fait croire à beaucoup de spectateurs potentiels que l’opéra n’est pas pour eux. Nous sommes, nous, convaincus que l’opéra est pour eux et pour tout le monde ! Et nous en administrons la preuve avec nos concerts à 4 euros auxquels participent désormais toutes les générations de spectateurs. Bien sûr, cette année, nous avons des propositions particulières pour le jeune public, avec un conte, Peau d’ânesse, dont la musique est signée de Jean-Marie Machado. Nous nous attachons aussi aux collégiens de nos deux départements, aux lycéens de la région, et puis aux étudiants, avec toujours le souci de partir de leur expérience, de leur vécu, dans lequel l’opéra n’est nullement un corps étranger.


Quelle est la place du Chœur d’Angers Nantes Opéra dans toute cette action culturelle ?


Elle est centrale, et pas seulement parce qu’il s’agit des artistes permanents de notre institution. En fait, le chœur à l’opéra est à la fois un ensemble toujours impressionnant qui participe, le premier, à l’effet de sidération que crée le grand répertoire lyrique, et en même temps un collectif familier auquel chacun, dans le public, peut rattacher une expérience vécue de chant en commun. Nos artistes du chœur sont animés par une énergie, une générosité dont je suis très touché. Toujours prêts à rencontrer les publics, à aller au-devant d’eux, ils sont une force de proposition permanente. Plusieurs maisons amies nous les réclament – ils seront cette année les invités de l’Opéra national du Rhin pour Lohengrin. Et ils contribuent à tisser nos liens avec des institutions telles que Musique sacrée à la cathédrale et Aux heures d’été à Nantes, le Printemps des orgues à Angers et, la saison dernière, la Cimade et l’Accoord pour un partage avec des chorales de migrants. Le programme de travail du Chœur va être, cette saison, particulièrement riche, avec Béatrice et Bénédict, Tosca, Lohengrin, la Messa di Gloria de Puccini et le Requiem de Verdi, sans oublier deux programmes « Ça va mieux en le chantant ».  


Tosca n’est pas une nouvelle production.


C’est une coproduction avec l’Opéra national de Lorraine. Notre alliance étroite avec Rennes n’exclut nullement la recherche d’autres partenaires pour nos projets, et nous en avons régulièrement, en France et à l’étranger. L’Opéra national de Lorraine a coproduit notre Élixir d’amour du printemps dernier. Dans le même temps, nous nous sommes associés à cette Tosca dont la mise en scène, signée Silvia Paoli, a été chaleureusement accueillie à Nancy. La direction musicale sera elle aussi féminine, et je me réjouis que Clelia Cafiero, après les concerts consacrés à Berlioz l’hiver dernier, puisse nous rejoindre à nouveau pour cette belle série de représentations et pour la diffusion sur écran du 13 juin 2024.


Ces « opéras sur écrans » de fin de saison vont donc se poursuivre.


Matthieu Rietzler, mon confrère de l’Opéra de Rennes, mais aussi tous nos élus sont comme moi très attachés au moment si particulier qu’est cette diffusion sur des télévisions locales et sur des écrans disposés en plein air et en intérieur à travers la Bretagne et les Pays de la Loire. L’élargissement du public est spectaculaire à cette occasion : une étude de Médiamétrie, réalisée il y a deux ans, a pu l’établir à 50 000 spectateurs pour notre seule région. L’opéra sur écrans, c’est l’occasion pour Angers Nantes Opéra de s’adresser à tous ceux qui n’ont pas encore franchi la porte des théâtres, et de leur dire : « venez voir ce qui se passe dans votre maison d’opéra ! ».


Parlons finances et subventions pour finir.


Les difficultés, dont la presse s’est fait l’écho ces derniers mois, sont réelles. Les maisons d’opéra, en France, traversent une mauvaise passe financière. En cause, des subventions qui stagnent depuis très longtemps, quand elles ne baissent pas, alors que l’inflation a toujours été là, même limitée, et a grimpé d’un coup depuis plus d’un an. Nous sommes affectés, comme beaucoup d’autres institutions, et vous remarquerez que le nombre de nos manifestations, la saison prochaine, subit une inflexion sensible ; la programmation chorégraphique, en particulier, sera plus symbolique. Mais nous ne baissons pas pavillon. Les Voix du monde sont toujours aussi nombreuses et variées, grâce notamment au partenariat avec la Soufflerie de Rezé ; la contribution d’Angers Nantes Opéra à la saison Baroque en scène reste très significative ; et nous participons aussi au festival de danse Trajectoires et au Festival du cinéma espagnol tout en développant encore les points de rencontre avec le partenaire privilégié qu’est pour nous l’Orchestre National des Pays de la Loire.

Nous y sommes encouragés par le soutien des collectivités publiques qui contribuent au financement de notre syndicat mixte, depuis nos deux métropoles jusqu’au ministère de la Culture. L’équipe d’Angers Nantes Opéra sait qu’elle peut, dans la période de transition que nous traversons, compter sur des élus qui réfléchissent ensemble à notre avenir. L’opéra, à Angers et à Nantes, a connu des crises bien plus profondes dans le passé, et s’en est toujours relevé.


Entretien réalisé par Christophe Gervot (2023)

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Alain Surrans est directeur général d’Angers Nantes Opéra depuis janvier 2018.

C’est dans sa ville natale, Lille, qu’il a étudié la musique et l’histoire de l’art. Collaborateur de Maurice Fleuret au Festival de Lille puis au ministère de la Culture de 1980 à 1987, il a ensuite dirigé le Festival de Lille (1988), l’association Ile-de-France Opéra et Ballet (1989-1993) et la programmation de l’Auditorium et de l’Orchestre National de Lyon (1994-1998).

De retour au ministère de la Culture où il occupe les fonctions de conseiller pour la musique à la direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (1998-2001), il a été par la suite directeur artistique des Editions Salabert et, à l’Opéra de Paris, conseiller d’Hugues Gall.

De janvier 2005 à décembre 2017, Alain Surrans a été directeur de l’Opéra de Rennes.

En 2011, il devient président de la Chambre Professionnelle des Directeurs d’Opéra (CPDO) et œuvre à son rapprochement avec le Syndicat des Orchestres (Synolyr) qui aboutit à la fusion des deux organisations patronales en une seule, Les Forces Musicales, dont il sera le premier président de 2015 à 2017.

Parallèlement à ces activités, Alain Surrans est président, depuis sa création, du Centre de Développement Chorégraphique de Château-Thierry (Aisne), mais aussi vice-président de l’Orchestre Français des Jeunes et de la Bibliothèque Musicale La Grange – Fleuret à Paris.

Dans les années 1980, a été parallèlement journaliste et chroniqueur pour Le Nouvel Observateur et Diapason. Il a signé ensuite plusieurs ouvrages sur la musique : Jeux de Massacre (Bernard Coutaz, 1988), Le Regard du Musicien (Plume, 1993), Mauricio Kagel, parcours avec l’orchestre (L’Arche, 1993), Musiciens en voyage (Orchestre Philharmonique de Liège, 2001), L’Abécédaire de l’Orchestre (Association Française des Orchestres, 2009). Il a été le commissaire de nombreuses expositions monographiques à Paris, Lyon, Nancy, Genève et Liège, consacrées notamment à Mahler (1988, 1994), Béla Bartok (1992), Maurice Ravel (1993, 1997), Edgar Varèse (1996), Anton Webern (1998) et Alexandre Zemlinsky (2002).




                                                                                                



    (c) Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra

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