Alain Surrans
Directeur général d'Angers Nantes Opéra

Entretien avec Alain Surrans



Comment s’articule la nouvelle saison d’Angers Nantes Opéra ?


Elle joue la relation entre le grand répertoire, et même le très grand, avec La Traviata et La Flûte enchantée – difficile de faire plus grand – et trois aspects contrastés de la création. La Falaise des lendemains de Jean-Marie Machado est un opéra-jazz atypique, avec une part de vérisme et beaucoup de poésie. Accueilli avec Le Grand T de Nantes, Baùbo, de l’art de n’être pas mort, la récente création de Jeanne Candel, est un spectacle dont la dimension musicale est passionnante. Les acteurs sont aussi instrumentistes ou chanteurs, revisitant la musique du grand Heinrich Schütz avec un talent fou. Enfin, nous retrouvons la Compagnie Frasques et l’esprit participatif avec Messe pour une planète fragile dont Guillaume Hazebrouck signe la musique. Là encore, nous ne sommes pas dans l’opéra traditionnel, mais cet oratorio moderne sera bien mis en scène. Pour résumer, on peut dire que nous nous mettons cette saison à l’écoute de la nouveauté du théâtre musical sous ses formes les plus diverses..



À l’écoute des artistes, des créateurs, mais aussi de la jeunesse, avec cette Messe pour une planète fragile.


Nous allons retrouver quelques-uns des jeunes qui ont participé au conte musical Les Sauvages, présenté au Théâtre Graslin en juin 2021. Il leur reviendra de passer le témoin à de nouveaux enfants et adolescents, venus de différents quartiers de Nantes. Certains sont associés à l’atelier qui leur fait travailler musique et théâtre depuis l’automne 2023. D’autres sont touchés à travers leurs établissements scolaires. Au fil des répétitions, tous vont se frotter aux artistes professionnels du projet : le Chœur d’Angers Nantes Opéra, la formidable chanteuse béninoise Nayel Hóxò et un ensemble instrumental de six musiciens. Une rencontre entre générations pour partager les réflexions, sur notre avenir et celui de notre planète, que fait naître le grand poème épique et naturaliste de l’auteure sud- africaine Antjie Krog. Enfin nous retrouvons la Compagnie Frasques et l’esprit participatif avec Messe pour une planète fragile dont Guillaume Hazebrouck signe la musique et Guillaume Gatteau la mise en scène.




Quelques mots sur les deux autres spectacles contemporains de la saison ?


C’est grâce à Catherine Blondeau, directrice du Grand T, que j’ai découvert Baùbo, de l’art de n’être pas mort, que nous présentons ensemble. Ce spectacle s’inscrit en outre dans la saison Baroque en Scène, ce qui peut sembler paradoxal pour une création aussi radicale. Or, c’est l’ambition de cette saison que d’illustrer non seulement l’interprétation authentique sur instruments anciens, mais aussi la présence de la musique baroque dans d’autres univers artistiques d’aujourd’hui. À côté du Nabucco de Michelangelo Falvetti et du Carnaval de Venise d’André Campra, on pourra ainsi éprouver la délicate correspondance entre L’ Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach et la chorégraphie de Noé Soulier pour Close Up. Et puis l’on entendra, grâce au spectacle de Jeanne Candel, de sublimes pages de Schütz et Buxtehude adaptées par Pierre-Antoine Badaroux pour les instruments modernes et les voix des acteurs de la compagnie la vie brève, tout au long d’un spectacle d’une belle audace et d’une profonde originalité, construit à partir de la figure de la déesse Déméter.


Pour La Falaise de lendemains, c’est notre complicité avec Matthieu Rietzler, le directeur de l’Opéra de Rennes, qui aura été décisive. Jean-Marie Machado, grand pianiste et improvisateur que nous admirons tous deux, s’était ouvert à nous il y a plusieurs années sur son désir de composer un opéra, et nous ne pouvions que l’accompagner dans une telle aventure. Jean-Marie a eu la bonne idée de s’associer à Jean-Jacques Fdida, son complice, déjà, pour le joli conte musical Peau d’ânesse que nous avons présenté la saison dernière, et à Jean Lacornerie, metteur en scène de notre Chauve‑souris, pour bâtir cette histoire réaliste, très sombre, mais aussi par moments fantastique, qui ne peut que faire songer au réalisme poétique de Marcel Carné. La musique est en cours d’écriture, mais je sais déjà qu’elle sera plus que jamais ouverte aux contre-chants les plus imprévus, grâce à l’inspiration d’un livret où se mêlent les langues française, bretonne et anglaise.


C’est une surprise que vous nous offrez avec Il Piccolo Marat ?


En effet, c’est un opéra inconnu en France, signé par l’un des grands compositeurs de l’époque vériste. Il se trouve que Pietro Mascagni s’est inspiré de l’épisode des noyades de Nantes, perpétrées sur ordre du sinistre Jean-Baptiste Carrier par la compagnie des Marat, une armée, ou plutôt une milice, sans pitié évoquée dans le titre : Il Piccolo Marat ‑ le petit Marat. Il fallait absolument faire découvrir cet ouvrage à nos spectateurs. C’est une partition puissante, haletante de bout en bout.


Pourquoi programmer une nouvelle fois La Traviata et La Flûte enchantée ?


Parce que le public attend toujours avec impatience de découvrir ou de redécouvrir ces monuments du répertoire d’opéra, comptant parmi les cinq ouvrages les plus joués au monde. Les plus joués parce qu’ils continuent de nous parler comme ils parlaient au public de leur création, et puis parce que l’on peut creuser à l’infini ce qu’ils ont à nous dire. Dans La Traviata, Silvia Paoli, la metteuse en scène, avec la complicité du chef Laurent Campellone, construit sa dramaturgie sur la solitude extrême de Violetta. Les préludes orchestraux, presque semblables, des premier et troisième actes, catalysent cette solitude de l’héroïne avec non moins d’éloquence que ses douloureux monologues – la poignante évocation de ce « désert peuplé qu’on appelle Paris » dans le premier, l’« adieu au passé » au dernier acte.

 

Dans le cas de La Flûte enchantée, l’imagination des maîtres d’œuvre et des interprètes est encore plus sollicitée, car il s’agit d’un conte avec tout ce que cela veut dire d’allégories et de sous-entendus. Là encore, metteur en scène et directeur musical ont à cœur de proposer une lecture commune de la partition de Mozart et de la fantaisie qui imprègne le livret d’Emanuel Schikaneder. Nicolas Ellis, le nouveau directeur musical de l’Orchestre National de Bretagne, est un mozartien aguerri. Quant à Mathieu Bauer, qui avait déjà mis en scène pour nous The Rake’s Progress de Stravinsky, il nous plonge dans un univers résolument ludique, une fête foraine, qui nimbe de mille couleurs et de poésie les interrogations, parfois bien graves, des jeunes héros. Ce parti pris semble très pertinent si l’on songe aux quelques illustrations qui nous sont parvenues de la création de La Flûte enchantée en 1791, dans laquelle le librettiste jouait le rôle de Papageno.


Peut-on parler, selon vous, d’un public ou de plusieurs publics à propos des spectateurs d’Angers Nantes Opéra ? En dehors de l’opéra, vous leur lancez des invitations pour le moins contrastées, sur le fond comme sur la forme.


C’est vrai que nous avons le souci de nous adresser à des publics très divers, avec trois cibles particulières. D’abord les familles, que nous invitons à nous rejoindre pour les concerts participatifs « ça va mieux en le chantant », pour ceux du dimanche matin présentés avec le Conservatoire de Nantes, ou pour ce spectacle proposé par notre artiste en résidence, Marie-Bénédicte Souquet, et qui s’intitule Le Voyage de Wolfgang. C’est une proposition qui a été faite en outre à des lieux de toute la région des Pays de la Loire, tout comme certains programmes de notre chœur permanent. Ambassadeur d’Angers Nantes Opéra, bien au- delà des limites de nos métropoles angevine et nantaise – invité par l’Opéra national du Rhin pour Lohengrin la saison dernière – , le chœur chantera en novembre Hamlet d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Massy.

 

Autre cible : ces publics éloignés de nous, a priori, parce qu’ils ignorent que l’opéra est un art populaire, qui s’adresse à tous, contrairement à ce que l’on voudrait faire croire. Nous les touchons au travers de projets comme celui de la Messe pour une planète fragile, par notre action culturelle sur tous les terrains et par l’accueil de manifestations – Festival Hip Opsession en mai 2025 – qui font découvrir nos lieux à des jeunes ou moins jeunes qui n’y étaient jamais entrés.

Dans le même esprit, les « voix du monde » nous permettent de faire venir au Théâtre Graslin et au Grand-Théâtre d’Angers d’autres publics que nous partageons avec de fidèles partenaires : La Soufflerie à Rezé, le Festival du Cinéma Espagnol de Nantes ou Cinémas d’Afrique à Angers.


Mais le dénominateur commun de la voix, dans toute notre programmation, nous garantit une belle unité, à laquelle nous associons l'ensemble de nos spectateurs. Nous avons tous une voix, nous sommes tous capables de comprendre et de partager ce que sont la beauté et la profondeur d’un chant, d’où qu’il vienne. Et c’est là ce qui rend notre travail au quotidien passionnant et toujours plein de surprises.



On a beaucoup parlé, ces derniers mois encore, des difficultés traversées par les maisons d’opéra en France. Comment se porte Angers Nantes Opéra ?


Plutôt bien. Les deux métropoles qui sont nos principaux financeurs, à Nantes et à Angers, réévaluent leurs financements ; nous en avions grand besoin. Et le ministère de la Culture, sensible à notre projet et à l’originalité de notre coopération permanente avec l’Opéra de Rennes, renforce lui aussi son soutien. L’opéra coûte cher, c’est vrai, mais pour les meilleures raisons du monde : 80 à 100 artistes en scène et en fosse pour une représentation, cela peut sembler un luxe, et ça l’est – en tout cas, c’est beaucoup plus que les forces mobilisées pour un Starmania ou un West Side Story dans un zénith. Et les prix des places, surtout, sont beaucoup moins élevés. Ainsi le veulent nos financeurs publics, fidèles à un idéal de démocratie culturelle – je préfère ce terme de démocratie à celui de démocratisation – que le temps n’a pas émoussé.


Entretien réalisé par Gwenn Froger (printemps 2024)

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Alain Surrans est directeur général d’Angers Nantes Opéra depuis janvier 2018.

C’est dans sa ville natale, Lille, qu’il a étudié la musique et l’histoire de l’art. Collaborateur de Maurice Fleuret au Festival de Lille puis au ministère de la Culture de 1980 à 1987, il a ensuite dirigé le Festival de Lille (1988), l’association Ile-de-France Opéra et Ballet (1989-1993) et la programmation de l’Auditorium et de l’Orchestre National de Lyon (1994-1998).

De retour au ministère de la Culture où il occupe les fonctions de conseiller pour la musique à la direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (1998-2001), il a été par la suite directeur artistique des Editions Salabert et, à l’Opéra de Paris, conseiller d’Hugues Gall.

De janvier 2005 à décembre 2017, Alain Surrans a été directeur de l’Opéra de Rennes.

En 2011, il devient président de la Chambre Professionnelle des Directeurs d’Opéra (CPDO) et œuvre à son rapprochement avec le Syndicat des Orchestres (Synolyr) qui aboutit à la fusion des deux organisations patronales en une seule, Les Forces Musicales, dont il sera le premier président de 2015 à 2017.

Parallèlement à ces activités, Alain Surrans est président, depuis sa création, du Centre de Développement Chorégraphique de Château-Thierry (Aisne), mais aussi vice-président de l’Orchestre Français des Jeunes et de la Bibliothèque Musicale La Grange – Fleuret à Paris.

Dans les années 1980, il a été parallèlement journaliste et chroniqueur pour Le Nouvel Observateur et Diapason. Il a signé ensuite plusieurs ouvrages sur la musique : Jeux de Massacre (Bernard Coutaz, 1988), Le Regard du Musicien (Plume, 1993), Mauricio Kagel, parcours avec l’orchestre (L’Arche, 1993), Musiciens en voyage (Orchestre Philharmonique de Liège, 2001), L’Abécédaire de l’Orchestre (Association Française des Orchestres, 2009). Il a été le commissaire de nombreuses expositions monographiques à Paris, Lyon, Nancy, Genève et Liège, consacrées notamment à Mahler (1988, 1994), Béla Bartok (1992), Maurice Ravel (1993, 1997), Edgar Varèse (1996), Anton Webern (1998) et Alexandre Zemlinsky (2002).




                                                                                                



    (c) Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra

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