Entretien avec Alain Surrans
Après de longues périodes d’incertitude, le public peut à nouveau rêver sur une saison où se côtoient des titres du répertoire, des raretés et une création mondiale. Alain Surrans, directeur d’Angers Nantes Opéra, nous donne la preuve que l’opéra est un art vivant et en perpétuelle renaissance.
Comment envisage-t-on une programmation après deux années de crise sanitaire, ponctuées de reports et d’annulations ?
On retrousse les manches, tout simplement ! Sans perdre de vue, bien entendu, les équilibres et les dynamiques indispensables à une maison d’opéra et à sa programmation. En 2021-2022, nous avons renoncé de nouveau à plusieurs spectacles, cette fois sans nourrir l’espoir de les reprendre. Il nous fallait au plus vite retrouver le rythme d’activité qui est celui de notre outil de travail et de nos équipes permanentes. En 2022-2023, toutes nos productions lyriques sont de nouvelles productions.
Selon quels critères et quelles priorités articulez-vous vos choix en fonction des genres proposés ?
S’il y a un principe auquel nous sommes attachés à Angers Nantes Opéra, c’est celui de la diversité. Le genre lyrique s’exprime à merveille dans la tragédie, mais aussi dans la comédie, la fable, la féerie, le mystère, le fantastique. Du côté de l’interprétation musicale et de la mise en scène, nous souhaitons proposer au public une même diversité. Nous sommes là pour faire respirer les répertoires et les artistes qui les défendent.
Au-delà de toute cette diversité, ce qui fait l’unité de notre programmation, de notre projet, c’est la voix, la voix chantée, celle qui, à l’opéra, sidère et bouleverse. À l’opéra, mais pas seulement : dans toutes les civilisations, la voix est cultivée, travaillée, porteuse d’une expressivité unique, que reflète notre série de concerts de Voix du monde. Nous avons tous une voix, aucune musique vocale ne peut donc nous être complètement étrangère. C’est également le ressort des concerts Ça va mieux en le chantant qui proposent aux spectateurs d’entonner à leur tour, avec les artistes en résidence et ceux du Chœur d’Angers Nantes Opéra, des mélodies opératiques ou non, qu’ils connaissent et aiment parfois sans le savoir.
Le retour à la danse que nous avons mis en œuvre ces dernières années a pour fil rouge une présence significative de la musique, souvent jouée en live (Steve Reich, Bach et Nicolas Bernier pour cette seule saison).
D’autres motivations président à nos choix. En vérité, elles sont nombreuses, car une maison d’opéra est une institution de service public, l’émanation de politiques publiques qui prennent des formes très diverses : de l’accompagnement des artistes à celui de leurs auditoires, sans oublier la dimension patrimoniale. Je ne citerai pour exemple que l’ardente obligation qui est la nôtre, comme celle de tous les acteurs de la culture, de faire mieux vivre aujourd’hui la parité et la diversité dans nos programmations. Les cheffes d’orchestre sont plus nombreuses désormais, et pouvoir cette saison en inviter deux, Clelia Cafiero et Chloé Dufresne, a été pour nous une excellente nouvelle, de même que de pouvoir confier des mises en scène d’opéra à Célie Pauthe et Louise Vignaud.
Que représente pour vous la création mondiale de L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux d’après Paul Claudel, en début de saison ?
Dans la vie d’une maison d’opéra, une création mondiale est un moment de vérité comparable à nul autre. Durant les deux premières décennies de ma carrière, j’avais cru irrémédiable le fossé qui s’était creusé, en France, entre les compositeurs d’avant-garde et le genre lyrique. Mais quand Philippe Leroux, dont les œuvres vocales m’avaient toujours impressionné, est venu me dire que, comme plusieurs de ses confrères avant lui, il se sentait prêt à aborder l’opéra, j’en ai été très ému. Qu’il ait eu envie de partir d’un texte plus que centenaire nous a tous un peu étonnés. Mais ce choix fait tellement sens depuis que nous commençons à découvrir sa partition, dont les tensions et l’invention puisent dans la mystique claudélienne pour sublimer parfaitement, tout en les incarnant, les personnages, les situations et tous les arrière-plans de la légende moyenâgeuse. C’est aussi sur cette mystique que s’est fondé le dialogue avec la metteuse en scène Célie Pauthe, qui a parfaitement perçu toute l’intensité de la musique de Philippe Leroux. Une très belle rencontre, de celles qu’un directeur d’opéra est heureux d’avoir suscitées.
La production de Zaïde de Mozart est aussi une forme de création, puisqu’il s’agit d’un opéra inachevé et complété ici par Robin Melchior. Comment présenteriez-vous ce spectacle ?
C’est en effet un spectacle de création : le texte du livret de Zaïde a été perdu et la partition existe difficilement si elle n’est pas complétée. J’ai beaucoup apprécié que Louise Vignaud, qui, avec l’autrice et dramaturge Alison Cosson a reconstruit le livret disparu de Mozart, propose une lecture poétique, distanciée, d’une intrigue dont on sent bien qu’elle avait été centrée, au départ, sur la tyrannie exercée par les hommes sur les femmes, l’un des grands ressorts de l’opéra, comme du théâtre dramatique, aux XVIIIe et XIXe siècles. Le thème de l’île déserte contribue à cette poétisation et creuse la psyché des personnages avec une belle éloquence.
La Vieille Maison de Marcel Landowski a été créée au Théâtre Graslin en 1988. Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cette reprise ?
Le souvenir de cette création, qui remonte à près de trente-cinq ans, n’avait pas été tout-à-fait perdu puisqu’une représentation avait été enregistrée par Radio France puis éditée en CD. C’est ainsi que nous avons pu découvrir un ouvrage étonnant, dont Marcel Landowski a signé non seulement la musique, somptueuse de bout en bout, mais aussi le livret, étrange et crépusculaire. Il y exprime les peurs, voire les traumatismes, de l’enfant qu’il a été, et dont il garde un souvenir très vivace. Une œuvre accessible aux enfants, donc, et composée pour eux, mais d’abord une œuvre sur l’enfance pour laquelle Éric Chevalier nous promet une mise en scène hypersensible.
De quelle manière allez-vous poursuivre vos missions d’action culturelle et d’élargissement des publics ?
Les spectateurs, ces deux dernières années, n’ont pas été privés que des théâtres et des spectacles. Ils se sont retrouvés, en outre, éloignés les uns des autres. L’opéra est un spectacle total, produit d’un collectif de métiers incroyablement divers, proposé à un autre collectif, le public, qui doit l’être tout autant. Nos rencontres avec les enfants, les jeunes, les adultes sont fondées sur ce vécu : le goût partagé, jusqu’à la passion, par chaque génération pour des artistes de la voix, chanteurs d’opéra, de variétés, slameurs ; un goût qui peut même vous entraîner à passer de l’écoute à l’action. Les programmes d’éducation artistique et culturelle que nous allons mener, en 2022-2023, vont ainsi défendre et illustrer les droits culturels par des rencontres autour du chant collectif. Les artistes en résidence à Angers Nantes Opéra, Marie-Bénédicte Souquet, Marc Scoffoni et Carlos Natale, y contribuent de nouveau avec tout leur talent et leur générosité.
Angers Nantes Opéra a noué d’étroites relations avec l’Opéra de Rennes, coproduit régulièrement avec d’autres maisons d’opéra. Quelles autres collaborations souhaitez-vous entretenir avec les établissements culturels des deux métropoles ?
Le monde très polyglotte de l’opéra est par nature international. Nous regardons donc toujours au-delà de nos frontières. Les affinités, autour de la voix, sont déterminantes, et nous travaillons dans une compréhension totale avec plusieurs maisons d’opéra françaises et avec nos partenaires des deux métropoles : La Cité des Congrès de Nantes, le lieu unique (Nantes), la Soufflerie (Rezé), le Centre chorégraphique national de Nantes, le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique, le Printemps des Orgues (Angers) ou le Centre national de danse contemporaine d’Angers. Nous apportons également notre pierre à des constructions communes telles que le festival de danse Trajectoires et la saison Baroque en Scène. Mais je ne vais pas ici détailler toutes les collaborations que le lecteur découvrira dans les pages qui suivent. Simplement redire que l’Opéra de Rennes et l’Orchestre National des Pays de la Loire sont les alliés sans lesquels le projet d’Angers Nantes Opéra ne pourrait exister. De même que seul le soutien conjoint des villes, des métropoles, de la région, des départements et de l’État a permis de faire exister cette institution et peut lui garantir un avenir. L’opéra est le lieu de toutes les convergences.
Propos recueillis par Christophe Gervot, auteur et critique (2022)
-----------
Alain Surrans est directeur général d’Angers Nantes Opéra depuis janvier 2018.
C’est dans sa ville natale, Lille, qu’il a étudié la musique et l’histoire de l’art. Collaborateur de Maurice Fleuret au Festival de Lille puis au ministère de la Culture de 1980 à 1987, il a ensuite dirigé le Festival de Lille (1988), l’association Ile-de-France Opéra et Ballet (1989-1993) et la programmation de l’Auditorium et de l’Orchestre National de Lyon (1994-1998).
De retour au ministère de la Culture où il occupe les fonctions de conseiller pour la musique à la direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (1998-2001), il a été par la suite directeur artistique des Editions Salabert et, à l’Opéra de Paris, conseiller d’Hugues Gall.
De janvier 2005 à décembre 2017, Alain Surrans a été directeur de l’Opéra de Rennes.
En 2011, il devient président de la Chambre Professionnelle des Directeurs d’Opéra (CPDO) et œuvre à son rapprochement avec le Syndicat des Orchestres (Synolyr) qui aboutit à la fusion des deux organisations patronales en une seule, Les Forces Musicales, dont il sera le premier président de 2015 à 2017.
Parallèlement à ces activités, Alain Surrans est président, depuis sa création, du Centre de Développement Chorégraphique de Château-Thierry (Aisne), mais aussi vice-président de l’Orchestre Français des Jeunes et de la Bibliothèque Musicale La Grange – Fleuret à Paris.
Dans les années 1980, a été parallèlement journaliste et chroniqueur pour Le Nouvel Observateur et Diapason. Il a signé ensuite plusieurs ouvrages sur la musique : Jeux de Massacre (Bernard Coutaz, 1988), Le Regard du Musicien (Plume, 1993), Mauricio Kagel, parcours avec l’orchestre (L’Arche, 1993), Musiciens en voyage (Orchestre Philharmonique de Liège, 2001), L’Abécédaire de l’Orchestre (Association Française des Orchestres, 2009). Il a été le commissaire de nombreuses expositions monographiques à Paris, Lyon, Nancy, Genève et Liège, consacrées notamment à Mahler (1988, 1994), Béla Bartok (1992), Maurice Ravel (1993, 1997), Edgar Varèse (1996), Anton Webern (1998) et Alexandre Zemlinsky (2002).
(c) Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra