L'un des chefs-d'œuvre les plus touchants de notre tradition

Entretien avec Fabio Ceresa, metteur en scène 

INTERPRÉTATION DES PERSONNAGES

 

Giacomo Puccini considérait Madama Butterfly comme son opéra le plus sincère, le plus expressif. Il avait dans la composition de cet opéra l’obsession d’émouvoir, de « toucher le spectateur au coeur ».Quels sont les ressorts dramatiques qui vous ont inspirés pour parvenir à ce même objectif : celui de nous bouleverser ?

 

Fabio Ceresa : Une anecdote très connue à Milan parle d’un couple de fiancés, au début du XXe siècle, se rendant à une représentation de Madama Butterfly à La Scala. Le lendemain du spectacle, l’homme décide de rompre les fiançailles avec pour motif : « Je n’imagine pas passer ma vie aux côtés d’une femme qui ne s’émeut pas jusqu’aux larmes face à la tragédie de Cio-Cio-San ».

Cent ans après, Madama Butterfly conserve intacte toute sa puissance dramatique. Et c’est précisément à la fin de l’oeuvre que le spectateur s’identifie complètement au sacrifice de la protagoniste, avec une succession d’événements qui nous laisse littéralement à bout de souffle. Pour parvenir à ce résultat, il est nécessaire de faire marche arrière : tout ce qui se passe au cours des trois actes n’est qu’une lente et incessante descente vers la tragédie finale. C’est cette expérience totalement cathartique qui fait de Butterfly l’un des chefs-d’oeuvre les plus touchants de notre tradition.

 

Devant cette tragédie, on éprouve une immense compassion pour Butterfly et pourtant sa détermination, son idéalisation de Pinkerton sont presque difficiles à concevoir. Comment comprenez-vous la passion aveugle de Cio-Cio-San, sa fidélité absolue, son sens de l’honneur et du sacrifice extrême ? Le fait que Cio-Cio-San soit une geisha a-t-elle une incidence sur les relations entre les personnages ?

 

En tant que geisha, Cio-Cio-San est avant tout une artiste. Son expérience artistique et son expérience de vie s’interpénètrent constamment. Chaque geste, chaque parole, chaque pensée est imprégné

d’une grâce qui révèle une étude détaillée de sa propre façon de se montrer au monde, une maîtrise de soi qui est rarement trahie, seulement lorsque le drame en porte la résistance jusqu’à l’épuisement (je pense à la fureur contre Goro dans le deuxième acte, ou au désespoir de l’air final « Tu, tu, piccolo Iddio »).

Pour Butterfly, le monde réel s’approche d’une idéalisation poétique, qui veut rendre la vie aussi belle que l’art. La cécité de Butterfly, son obstination, sa foi en une promesse lointaine ne trouvent pas leur place dans le quotidien.

 

Comment percevez-vous l’officier américain Benjamin Franklin Pinkerton ? Comment se dessine-t-il dans votre mise en scène face à Cio-Cio-San ?

 

Je me rappelle le récit d’un ténor italien connu, qui jouait le rôle de Pinkerton dans un festival d’été. À la fin de l’air « Addio fiorito asile », où il décide de fuir en évitant ainsi la confrontation avec Butterfly, sa sortie fut accompagnée d’une bordée de sifflets et d’une voix venant du public lui criant : « lâche ! ». Ceux qui assistaient au spectacle étaient tellement impliqués dans le drame qu’ils ne pouvaient distinguer l’interprète du personnage, et l’aversion pour l’officier américain a fini par se déverser sur le pauvre ténor.

Cette plaisanterie révèle beaucoup du caractère de Pinkerton, dans lequel il n’y a ni cruauté ni malice. Sa jeunesse, mais surtout sa profonde ignorance des coutumes locales, conduisent sa vanité à une évaluation erronée du contexte dans lequel il évolue. Butterfly n’est pas une épouse, mais un jouet. Ce qui l’entoure n’est pas un monde lointain avec des coutumes et des traditions particulières et différentes, mais un parc d’attractions où l’on peut s’amuser sans penser à mal.

En ce sens, le personnage de Sharpless en représente le contrepoids. Homme plus âgé et profondément instruit, fasciné par les coutumes locales, le consul met plusieurs fois en garde son jeune ami sur le risque d’un choix téméraire, mais il ne sera pas écouté. Ce qui suscite chez Sharpless l’admiration, l’émerveillement et le respect – je pense à l’art calligraphique de Suzuki, au jeune âge de Cio-Cio-San, à la multitude colorée des parents – n’est chez Pinkerton qu’un simple tour de manège.

 

SCÉNOGRAPHIE ET DIRECTION D'ACTEURS 

 

Madama Butterfly raconte les ravages du colonialisme au XIXe siècle, la confrontation de deux cultures. Comment traduisez-vous visuellement cette opposition ?

 

lI y a une scène que j’aime particulièrement parce qu’elle est emblématique d’une confrontation entre ces deux cultures, la culture orientale et la culture occidentale. Les deux époux sont invités par Suzuki à prendre place à côté du parchemin sur lequel est rédigé le contrat de mariage. D’un côté nous avons Cio-Cio-San, agenouillée selon l’usage japonais, qui avec une main prend délicatement le pinceau pour apposer sa signature, et avec l’autre tient avec élégance la manche du kimono pour qu’il ne se salisse pas avec l’encre. De l’autre côté, Pinkerton s’assied avec mauvaise grâce, les jambes croisées, et manoeuvre le pinceau avec un geste qui voudrait être viril mais qui trahit plutôt un certain embarras. Cette même action, avec un langage corporel différent, révèle l’appartenance à deux cultures qui ne pourraient être plus lointaines.

 

La manière forte de Pinkerton – dans la façon dont il saisit le bol précieux de Suzuki dans lequel elle mélange ses couleurs pour sa calligraphie, ou dans la façon énergique et quelque peu arrogante avec laquelle il chasse le bonze – est en contraste très net avec l’élégance qui délimite chaque mouvement de Butterfly. Et c’est précisément dans la grande scène entre les deux protagonistes, dans le duo qui clôt le premier acte, que ces différences apparaissent avec toute leur force : deux façons opposées de considérer l’amour ; pour l’un, une conquête rapide, pour l’autre un éternel préliminaire. Les décors et les costumes jouent un rôle très important pour souligner cette dichotomie. Nous nous trouvons dans un endroit abstrait, un univers composé de panneaux coulissants qui déplacent la lumière d’un côté à l’autre de la scène. Un souffle constant qui révèle ou cache tour à tour l’action et les personnages : il peut les étouffer, les accueillir, les rejeter ou les libérer. Derrière les panneaux, une grande jetée entre le ciel et la mer, pour accueillir l’arrivée de Butterfly et matérialiser ainsi l’abstraction d’un lien entre deux mondes.

 

Les costumes eux-mêmes veulent suggérer l’exotisme d’un Japon presque primitif. La robe nuptiale de Butterfly est lourde et oppressante comme une chape de plomb, elle tendrait presque à limiter ses mouvements ; les manches dites « manches d’eau » des kimonos des femmes, cachent leurs mains en rappelant dans cette gestuelle la figure d’un fantôme nocturne ; plus encore le kimono de Suzuki, porté à la taille avec mille drapeaux qui rappellent un origami, le maquillage flashy de Yamadori, ou la simple tenuedu bonze : tout concourt à rappeler l’idée d’un monde antique, perdu, oublié, qui n’a plus voix au chapitre face à cette modernité imposée par cette vision occidentale, cette nouvelle puissance en mouvement.

 

L’intrigue de cette histoire, de cet opéra, repose sur l’attente. QuandCio-Cio-San réalise qu’elle n’a plus rien à attendre, qu’elle a tout perduy compris son enfant, elle décide de se tuer. Comment met-on en scène l’attente ?

 

Butterfly attend le retour de Pinkerton sur un pont. C’est un pontentre deux univers, un lieu suspendu sur l’océan où le temps s’arrête dans l’attente paroxystique du retour. Cette jetée n’est pas encore la terre rêvée,mais elle s’en approche le plus possible. Ici le temps s’arrête. Pendant le Choeur à bouche fermée, il commence doucement à neiger. Les sentimentsde Cio-Cio-San se posent délicatement sur l’eau, en la cristallisant. L’attente domine les éléments de la nature, et se traduit physiquement par une immense étendue de neige qui unit les États-Unis et le Japon. Ici, nous verrons Pinkerton et Sharpless rejoindre Suzuki à pied, en marchant sur la glace : le langage théâtral permet de traduire la métaphysique d’un sentiment dans une expérience physique, en symbolisant par une image la détermination du coeur de Cio-Cio-San.

 

Angers Nantes Opéra