Entretien avec Pierre Emmanuel Rousseau, metteur en scène


Après avoir présenté à Angers Nantes Opéra une Clémence de Titus de Mozart à la fois très moderne et cinématographique, Pierre-Emmanuel Rousseau s’empare de Béatrice et Bénédict de Berlioz, inspiré de la pièce de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, dont Kenneth Branagh réalisa un film lumineux en 1993. Il conçoit la scénographie et les costumes du spectacle, comme d’infinies nuances festives.


Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans Béatrice et Bénédict ?


Pierre-Emmanuel Rousseau : Je suis très sensible à cette musique enlevée et constamment joyeuse, traversée parfois par une certaine mélancolie. La partition est à la fois profonde et légère, se distinguant du côté monumental d’autres œuvres, tels Les Troyens. Le compositeur atteint ici quelque chose d’essentiel avec des mélodies populaires qui me touchent beaucoup.


Où et quand avez-vous choisi de situer l’action et comment présenteriez-vous votre scénographie ?


Il me semble compliqué de représenter l’œuvre telle qu’elle est, ce qu’elle raconte me paraissant dépassé pour un public d’aujourd’hui. De plus, le livret étant assez daté, je réécris en ce moment les dialogues parlés en transposant l’histoire sur une plage de Sicile dans les années 80, chez une famille de mafieux. La scénographie repose sur un parquet destiné à la fête, baignant dans une architecture de lumière qui se met progressivement en place. Berlioz n’a gardé de la guerre contre les musulmans évoquée par Shakespeare que le retour des soldats, dont je fais un règlement de comptes entre deux bandes rivales.


Quelles sont les sources des costumes ?


On peut voir dans la variété des costumes tout un manuel pour faire la fête de différentes façons, allant de vêtements élégants pour s’amuser à des tenues folkloriques pour les choristes. Je me suis aussi inspiré de figures grotesques de carnaval et de la fête traditionnelle de Sant’Agata à Catane, en Sicile, où les hommes comme les femmes sont recouverts de rubans, et portent des jupes.


Nourrissez-vous votre travail de références littéraires ou cinématographiques ?


Je fais toujours appel à des souvenirs de lectures ou de films, le seul texte de référence restant ici la pièce de Shakespeare. Au cinéma, j’ai immédiatement pensé à L’Honneur des Prizzi de John Huston, pour l’ambiance et pour la narration, mais aussi pour ces milieux très masculins où des femmes parviennent à donner le tempo, prenant leur vie en main malgré leur ennui. C’est ainsi que Philippe Talbot (Bénédict) m’évoque Jack Nicholson dans le rôle de Charley Partanna alors que Marie-Adeline Henry (Béatrice) me fait songer à Anjelica Huston en Maerose Prizzi. Il n’y a pas non plus de véritable enjeu pour Béatrice, qui ne fait qu’assister à une fête de plus, mais l’arrivée de Bénédict rebat les cartes.


Quels aspects des autres personnages souhaitez-vous montrer ?


Les personnages sont très peu dessinés, voilà pourquoi toutes les possibilités sont ouvertes, mais la seule chose qui intéresse vraiment Berlioz, c’est de raconter l’histoire de Béatrice et Bénédict et de se moquer des musiciens de l’époque à travers l’air de Somarone, dont j’ai fait un prêtre. Ce dernier affirme qu’il sait très bien diriger son ensemble alors que les autres ne sont que des faiseurs. Je remplace le personnage du gouverneur par un acteur jouant le frère d’Héro tandis qu’Ursule l’entremetteuse sera une copie de la chanteuse Régine, véritable reine de la fête : il va y avoir de la perruque !


Quel regard portez-vous sur les mouvements de cœur des protagonistes ?


Béatrice et Bénédict ont certainement vécu des histoires auparavant, mais ils ont l’un et l’autre besoin d’affrontement, se mariant surtout par la force des choses, comme Hanna Glawari et le Comte Danilo dans La Veuve joyeuse. Ils feraient mieux de rester amants épisodiques, ne pouvant pas vivre dans la convention, alors que Claudio et Héro n’aspirent qu’à cela. Béatrice est un personnage très shakespearien, une femme libre et féministe avant l’heure. Dans leur premier duo, les protagonistes ne s’avouent jamais leurs sentiments l’un à l’autre, pas plus qu’ils ne parviennent ensuite à les dire à leurs proches. Crier leur amour à la face du monde n’est pas leur truc, ce en quoi ils se montrent très modernes.


À quels moments de la partition êtes-vous le plus sensible ?


J’adore le grand aveu de Béatrice, au deuxième acte, où elle montre qu’elle a été touchée. Le duo entre Héro et Ursule reste un chef-d’œuvre absolu, où l’on atteint le sublime en quelques notes créant une atmosphère, sur des tempi suspendus et des couleurs impressionnistes. L’immense chœur précédant le mariage me bouleverse également, il dévoile des individus pris malgré eux dans quelque chose qui les dépasse, à la manière de Béatrice et Bénédict. J’aime beaucoup enfin ces musiques de danses, tarentelles ou siciliennes, dans une démarche à la Bizet, de couleur locale. Berlioz était fasciné par l’Italie ; son utilisation des guitares et des tambourins a un aspect documentaire.


Quel idéal cherchez-vous à atteindre dans chacune de vos mises en scène ?


Je souhaite surtout raconter une histoire de façon intègre et sincère, les créateurs restant avant tout le compositeur et le librettiste, même si le metteur en scène donne une interprétation. On doit s’efforcer de demeurer humble tout en ayant, dans une trajectoire claire, un devoir de direction d’acteurs envers le public. Il me semble cependant impensable d’abdiquer sur la beauté de la scénographie. L’opéra n’étant pas la réalité, il n’y a pas de confusion possible.



Entretien réalisé par Christophe Gervot (2023)

Angers Nantes Opéra