Un sublime opéra d'états d'âme !

À quel point vous sentez-vous proche de l’œuvre de Mozart ? 

 

Nicolas Kruger : Je me sens proche de Mozart et de sa musique depuis ma petite enfance puisque mon père montait de l’opéra et qu’il m’arrivait aussi de courir dans les jupes de sopranes qui chantaient « Bastien et Bastienne ». Mozart, c’est un frère, je l’ai toujours eu près de moi. Au piano, je déchiffrais ses sonates sans arrêt. Toutes les premières productions que j’ai faites, c’était souvent du Mozart (L’Enlèvement au Sérail, Les Noces de Figaro, etc.). Il est donc devenu pour moi une sorte d’ami, depuis toujours.

 

Pierre Emmanuel Rousseau : Ce qui m’intéresse chez Mozart, outre le musicien, c’est l’homme de théâtre. Je trouve qu’il y a chez lui une dramaturgie très poussée puisqu’il s’est toujours appuyé sur des livrets… costauds ! Mozart, c’est aussi pour moi cette figure d’homme libre et clairement en avance sur son temps. Et puis, même si c’est un lieu commun, cela transparaît énormément dans La clemenza di Tito, Mozart retranscrit extrêmement bien notre humanité et nos émotions.

 

 

Quelles sont les œuvres de Mozart que vous vous avez déjà dirigé/mis en scène ? Est-ce un opéra que vous avez déjà dirigé/mis en scène ?

 

N. K. : J’ai déjà exploré tout le cœur de l’œuvre opératique de Mozart que sont les drama giocoso comme L’Enlèvement au sérail, Cosi Fan Tutte, Don Giovanni ou encore Les Noces de Figaro. Ce mélange d’humour et de drame, c’était le centre de son expression. Mozart, c’est le drama giocoso ! Tout comme le singspiel, dans celui que j’ai aussi abordé comme La Flûte enchantée. Mais dans les deux cas, l’humour, la légèreté, la profondeur, la tristesse sont savamment mêlé. Mais pas ici ! Puisqu’aujourd’hui, je créé pour la première fois, un de ses opéra séria avec La clemenza di Tito.

 

P-E R. : J’ai déjà monté deux opéras de Mozart qui sont Il Re Pastore et Der Schauspieldirektor et avec La clemenza di Tito, c’est donc le premier « grand » Mozart que je monte.

 

 

Parlons de son opéra La clemenza di Tito… Composé au même moment que La Flûte enchantée, faut-il y voir également un parcours initiatique pour ses personnages ?

 

N. K. : Oui, d’ailleurs on constatait avec Pierre-Emmanuel que quoi qu’il arrive… avec un opéra de Mozart, il arrive toujours un événement qui transforme les personnages. Dans les cas de Sesto et Vitellia, leur parcours est initiatique puisqu’ils apprennent, à leur détriment, de lourdes leçons ! Se confrontant à eux-mêmes, à leur passion, ils doivent se transformer en fin d’ouvrage. C’est vraiment la signature de Mozart, cette épreuve qui fait basculer un être tout entier.

 

P-E R. : Pour moi, il s’agit plus un opéra d’états d’âme qu’un parcours initiatique ! C’est plus la suite logique du Bérénice de Racine que de La Flûte enchantée finalement.

 

 

Comment décririez-vous La clemenza di Tito d’un point de vue musical ?

 

N. K. : En parlant de la teneur dramatique de la musique de Mozart, la chose particulière dans La clemenza di Tito, c’est qu’on y trouve quasiment des airs de concert, n’apparaissant pas forcément comme étant rattachés à l’action. Il est évident que Mozart ait eu que très peu de temps pour écrire l’opéra et que c’est ce qu’il l’a sans doute poussé à choisir des airs qu’il avait déjà en stock. Ce qui nous offre une musique qui est parfois de toute beauté et parfois avec de véritables moments de suspension dans l’écoute musicale. Je m’occupe de nourrir donc autant que possible l’action musicale. Je n’abandonne jamais l’idée des mots, du sens des mots, pour que la musique soit toujours en lien avec l’action dramatique… et pour ça, j’ai un bon partenaire avec Pierre-Emmanuel qui fait une direction d’acteurs extrêmement précise.

 

 

Quelle vision aviez-vous souhaiter donner à cet opéra « seria » de Mozart dans la mise en scène ?

 

P-E R. : Ce qui m’importe le plus c’est la direction d’acteurs, c’est d’essayer de trouver un langage corporel, de trouver une narration par le corps. Ce que j’aime dans cet opéra c’est que les personnages ne sont pas des blocs figés, ils sont tous ambivalents. Ils ont des doutes, ils reviennent en arrière, ils font des compromis et après complètement figés… Il y a une palette de sentiments et d’expressions qui est très intéressante à traiter ici.

 

 

L’action n’est pas le ressort principal de l’opéra… Quel défi cela représente-t-il pour vous ?

 

P-E R. : Ce n’est pas parce qu’il ne se passe pas mille événements (comme chez Rossini par exemple, où il y a des rebondissements tout le temps…) qu’il ne se passe rien scéniquement. Ce qui est intéressant c’est de travailler vraiment en profondeur le rapport entre les différents personnages. C’est un opéra très physique… Il y a de la violence, du sexe, etc. L’opposé d’un opéra hiératique ! Ce que je trouve beau justement dans La clemenza di Tito, c’est que ce sont des êtres humains, avec leurs faiblesses, qui sont confrontés à des destins qui sont plus grands que le leur.

 

N. K. : Oui, les récitatifs c’est de l’action ! Le fait que l’on y trouve beaucoup de récits est capital pour la construction de l’œuvre. On met dans notre travail, énormément l’accent sur la dramatisation du récitatif pour qu’il ne soit pas un instant d’attente du prochain numéro. Au contraire, on tient à ce qu’ils soient saisissants et passionnants. C’est avant tout, du théâtre !

 

 

Aviez-vous eu des références particulières au moment d’approcher cet opéra ?

 

P-E R. : Pour le personnage de Vitellia par exemple, je me suis beaucoup inspiré du film Les Damnés de Visconti et plus particulièrement à Sophie Von Essenbeck. Elle qui a toujours vécu avec le pouvoir, le pouvoir c’est comme un virus. Et au fur et à mesure qu’elle s’enlise dedans, ça la consume, elle se maquille de plus en plus, au point de se couvrir de plâtre… comme s’il est « s’annulait » quelque part. Ça m’a beaucoup marqué. Pour La clemenza di Tito, j’ai globalement travaillé avec des séries comme The House of Cards ou The Crown. Il y a également un ouvrage important et qui me suit partout : Les deux corps du roi de Kantorowicz. Il a théorisé dedans une idée que j’aime beaucoup, le corps terrestre et le corps de pouvoir, thématique qu’on peut retrouver dans La clemenza di Tito d’ailleurs.

 

 

En quoi cet opéra inspiré de figures historiques antiques peut-il nous parler aujourd’hui ?

 

P-E R. : Quand on voit que Titus cherche absolument à rentrer dans la postérité et que le « maintenant » ne l’intéresse pas tant que ça finalement, ça me fait penser à Emmanuel Macron aujourd’hui. Il lance une réforme mais ce qu’il veut, avant tout, c’est laisser son empreinte. Tout comme Sesto, dans son désir d’aller jusqu’au bout de ses idées, ça peut faire un écho à la radicalisation d’aujourd’hui. Cette figure sacrificielle, ne pas hésiter à tout faire péter, on pourrait tout à fait dire que c’est un « terroriste ». C’est donc un opéra qui accepte très facilement la transposition, comme dans une version de Peter Sellers donnée à Salzbourg récemment où tout était dans un style très actuel… ça marchait très bien !

 

 

Pouvez-vous nous parler de la difficulté de certains airs à chanter ?

 

N. K. : Les grands airs des trois personnages principaux (Titus, Vitellia et Sesto) sont des morceaux de bravoure d’une difficulté extraordinaire. 

Le rôle de Titus est terriblement difficile à distribuer puisqu’il faut avoir une voix souple, fine et à la fois large et avec un grand champ de tessitures et de nuances. Donc c’est vraiment trois rôles très difficiles à porter.

 

 

Comment avez-vous l’habitude de travailler avec les chanteurs ?

 

N. K. : Il y a pour moi cette fameuse phrase « Prima la musica poi le parole » … J’ai toujours trouvé que l’un faisait l’autre et que l’autre faisait l’un. Il est très difficile de donner une primauté même si quand on monte un opéra de Mozart, on monte Mozart et pas son librettiste ! J’accorde cependant une grande importance au discours et à l’éloquence, pour que ça parle au public et pour qu’il n’y ait jamais du chant pour du chant mais que ça soit toujours au service du drame. Je fais beaucoup travailler les chanteurs sur cet aspect-là. Dans La clemenza di Tito, je cherche le contraste, la puissance émotive. Je n’hésite donc pas à bousculer un peu, changer les tempi… tout ce qui peut nous faire sortir de notre chaise !

 

 

Propos recueillis par Colin Bouget

Angers Nantes Opéra