Cinq anecdotes

Des patronymes pleins de sous-entendus, le libertin vu par Wiliam Hogarth...

1. Des patronymes pleins de sous-entendus

 

Les noms propres des héros du Rake’s progress sont des plus suggestifs. Prenez Tom Rakewell : on sait que rake signifie rateau et notre jeune premier serait donc quelqu’un qui ratisse bien ; en fait, comme le rappelle le titre de l’ouvrage, rake désigne en outre un libertin, ou plutôt un débauché, mais aussi la pente, celle qu’on dégringole. Pour Ann Trulove, c’est plus simple puisqu’il s’agit tout simplement « d’amour vrai ». Nick Shadow porte lui aussi un patronyme très transparent, ou plutôt très sombre. Il est lui-même son ombre (shadow) comme, dans Faust, l’inquiétant Méphistophélès, nom étrange auquel on prête une étymologie grecque signifiant « celui qui n’aime pas la lumière ». Reste l’amusant sobriquet de Mother Goose, la tenancière du lupanar. Il évoque bien sûr Ma Mère l’Oye, la conteuse imaginée par Georges Perrault. En Angleterre, on la connaît très bien et l’on jouait traditionnellement une pantomime de Mother Goose à l’époque de Noël. Mais le contexte du bordel évoquera plutôt, pour nos amis anglais, une autre signification de Mother Goose : un jeu sexuel sur lequel la décence nous impose un silence pudique.

 

2. Le libertin vu par William Hogarth

 

Il est bien antipathique, le héros de la série de huit tableaux de William Hogarth, popularisée par les gravures qui en furent tirées, peu après leur achèvement, à partir de 1735. Et c’est sans doute l’indignité de ce Tom Rakewell qui allait en faire un personnage de légende au point de décider Igor Stravinsky à mettre en musique sa « carrière ». Rien n’est caché des vices du personnage, encore plus sordides que dans l’opéra. Ainsi sa fiancée, qui s’appelle Sarah Young et non Ann Trulove, est enceinte de ses œuvres (Planche 1 – L’Héritier). Et ce n’est pas la pétulante Baba la Turque mais une affreuse vieille femme qu’il va épouser pour se refaire (Planche 5 – Le mariage avec la vieille héritière). Les scènes de dépravation (Planche 3 – L’orgie ; Planche 6 – La maison de jeu) décrivent par le menu l’avilissement qui va le mener à la folie (Planche 8 – L’asile d’aliénés), après un séjour dans les geôles de la Fleet (Planche 4 – Arrêté pour dettes ; Planche 7 : En prison). La seule image positive du cycle est la deuxième, Le lever, qui évoque l’éphémère prospérité du jeune homme. Ici comme dans le reste des   gravures de Hogarth, point de Nick Shadow, point de mauvais génie qui pourrait expliquer sinon excuser la course vers l’abîme du « roué ».  

 

3. Les grandes sœurs barbues de Baba la Turque

 

Le personnage pour le moins original que Stravinsky donne en mariage à son héros, dans The Rake’s progress, a quelques attaches avec les femmes à barbe qu’on présentait dans les foires au XIXe siècle, les plus célèbres ayant été les pensionnaires du cirque Barnum, Joséphine Boisdechêne, dite Clofullia (1831-1870), et Annie Jones (1865-1902). Mais il y eut aussi Jane Barnell, alias Olga Roderick (1871-1945), qui joua le rôle de la femme à barbe dans le célèbre film Freaks (1932), de Tod Browning, et en France Clémentine Delait (1865-1939), qui fut en 14-18 la « marraine des poilus » ; Thaon-les-Vosges, la commune où elle tint longtemps un bar, conserve son souvenir dans un petit musée. Les femmes à barbe souffrent d’une anomalie génétique appelée hypertrichose. Rien à voir, bien entendu, avec Conchita Wurst, l’héroïne de l’Eurovision 2014, dont la barbe est banalement masculine et qui n’est donc nullement apparentée à Baba la Turque.

 

4. Le coup de pied de l’âne d’Elisabeth Schwarzkopf à Stravinsky

 

Créatrice du rôle d’Ann Trulove lors de la création de The Rake’s progress à Venise en septembre 1951, la grande Elisabeth Schwarzkopf n’est pas tendre, dans ses Mémoires, sur un compositeur peu doué, à ses yeux, pour la direction d’orchestre.

« Stravinsky qui, dans un premier temps avait laissé le travail de mise en place à Ferdinand Leitner, était aux commandes. Terrible, Schrecklich !, note mon agenda. Dieu merci, le lendemain après-midi, Leitner reprenait la baguette et je pouvais récrire : Gut !, soulagée. La chaleur était encore terrifiante à Venise le 11, pour la première du Rake, immense événement mondain devant un public venu d’Europe et d’Amérique. Le travail de scène s’était brillamment effectué sous la conduite de Carl Ebert, un maître. Stravinsky, évidemment, dirigea, le nez dans sa partition, et recueillit les bravos, mais Leitner était là, dans un coin, veillant au grain – il prit d’ailleurs la baguette pour les deux dernières, les 13 et 14. »

 

5. Avis à l’auditeur

 

Dans un texte daté de 1964 et édité plus tard par Robert Craft, le compositeur de The Rake’s progress nous donne une clé d’écoute. « Un compositeur peut-il réutiliser le passé et dans le même temps faire un mouvement en avant ? Sans tenir compte de la réponse (qui est « oui »), cette question académique ne m’a pas troublé pendant la composition… En contrepartie, je demande à l’auditeur de la suspendre comme je l’ai fait en composant et d’essayer de découvrir, aussi difficile que cela puisse être, les qualités propres de l’opéra. »

 

 

Par Alain Surrans, directeur d'Angers Nantes Opéra

Angers Nantes Opéra