Andy de Groat par lui-même

Baby-boomer né en 1947 aux États-Unis, de racines hollandaises, italiennes, françaises, allemandes et anglaises, d’Arthur, camionneur, chanteur de country-western jouant guitare, banjo, mandoline, et de Carmella, femme au foyer.

Vis un an à la campagne à Franklin Lakes dans la maison de ma grand-mère paternelle puis dans la maison de mon grand-père maternel à Paterson, puis à Totowa.

Rebelle à l’école et, manquant de concentration, pas très bon pour les études. Incapable de travailler pour les profs que je n’aimais pas. Adorant ceux d’algèbre, de géométrie et d’arts plastiques, les cours passaient bien du coup, mais les autres sujets pas tellement. Question d’une motivation qui amène à la concentration et au sens des choses.

Logique.

Quarante minutes de bus : avec mère et sœur, nous visitons Manhattan pour voir les Rockettes à Radio City Music Hall, et les films The King and I et Irma la Douce.

 

Je quitte l’école de justesse à 16 ans sans regret. Je voulais travailler : chose faite ; je balayais les immenses garages de camions du patron de mon père, puis voiturier dans un parking, puis, juste à côté, serveur dans un petit restaurant où je livrais cafés et gourmandises quotidiennement aux employées d’une agence de chômage.

 

Mais avant, encore dans mes études élémentaires, déjà piqué par une soif immense d’élargir une culture au mieux sérieusement limitée, j’ai pris le bus seul à 15 ans pour voir une grande compagnie russe de danse classique, après avoir appris leur passage publié dans le New York Times par l’impresario Sol Hurok. Je réalise la force légendaire et la magie de l’entrée des ombres de La Bayadère, ballet blanc par excellence, chef d’œuvre postmoderne avant l’heure, dans l’immensité de Madison Square Garden, haut lieu new-yorkais d’événements sportifs (matchs de boxe, basket-ball, etc.). Puis je découvre La Mort du Cygne (par Maya Plissetskaïa ?). Très applaudie, elle revient avec un bis identique. Naïf, impulsif, ne comprenant pas encore la différence entre art et vie et ne voyant pas comment elle pourra mourir deux fois tout de même, du haut de mes 15 ans, je me fâche et quitte la salle pendant qu’elle re-meurt.

 

Un peu plus tard j’assiste aux éclairants concerts du guitariste Andrés Segovia à BAM, Joan Baez à Newark, Bob Dylan à the Newport Jazz Festival l’année où il sort son album Bringing It All Back Home et passe de l’acoustique au rock.

 

Appelé à 18 ans par l’armée américaine à la recherche de viande fraîche en pleine guerre du Vietnam, je tentais d’être qualifié d’objecteur de conscience. Élevé catholique romain, tuer est un péché capital, c’était logique. Du moins c’est ce que je pensais. Rien à faire, la guerre, c’est la guerre : demande refusée ! Je me retrouve donc dans une queue monstrueuse de jeunes mâles en culotte pour l’examen médical obligatoire, un questionnaire de 50 questions rempli à la main. Passant devant un contrôleur, petit homme noir qui regarde rapidement mon questionnaire, il s’exclame : « Hey man, they don’t want you !’ »

Impossible de ne pas tuer donc. Ni d’être bisexuel.

Une première grande claque révélatrice dans ma vie d’adulte à venir.

 

À la maison mon histoire de demande d’être objecteur de conscience ne passe pas très bien. Soldat plus jeune, mon père était revenu de France à la fin de la seconde guerre mondiale sans son frère (mon oncle Andy), lui aussi soldat, tué. Et ma bisexualité passée en incompréhension silencieuse... Semble qu’il ne faut pas faire de vague en quittant le statu quo. Profondément choqué que selon certains j’avais le droit de tuer un homme mais pas d’en aimer un, l’aversion profonde pour la machine infernale a commencé.

 

Confus, je fuis la famille et m’installe à Manhattan et m’inscris à l’école d’arts The School of Visual Arts pour la rentrée. Un premier loft en sous-location d’été avec un ami peintre en 1967 : 6th Avenue entre 46th et 47th Street, restaurant au rez-de-chaussée, cafards d’une vingtaine de centimètres sortant la nuit, pas loin de Times Square où je me baladais pieds nus et jeans troué dessiné de fleurs. Plus tard l’immeuble vétuste était rasé, un gratte-ciel construit à sa place.

 

Vendeur de hot-dogs la nuit à Grand Central Station. Travailler la nuit et assurer mes cours le matin aux beaux-arts s’avère trop dur, même à 19 ans. Je craque après une semaine.

Nettoyage de kilomètres de couloirs à 5 heures du mat’ dans the New York Public Library (la bibliothèque avec les deux lions géants devant). Dur, mais plus gérable. Puis une librairie plus petite, la Peter Stuyvesant, lower 2nd Avenue. Boulots et sous modestes, mais sous pour mes loyers et études quand même.

Je déménage pour downtown et m’installe à Little Italy, le quartier italien, à deux pas de Soho (avant l’arrivée des galeries, restaurants, boutiques de fringues chics et chères) ; à deux pas du Bowery, quartier d’ivrognes, drogués et prostituées, un quartier «nettoyé» depuis ; à deux pas de Chinatown où, si pas Chinois, c’était impossible de louer ; à deux pas des lofts de Richard Foreman, The Wooster Group, Jack Smith, The Kitchen. Et aussi, sans savoir, à deux pas du nouveau loft de Bob.

 

Le petit ami d’une copine élève à l’école des beaux-arts dirigeait The Bleecker Street Cinema, petite salle de projection au cœur de Greenwich Village, spécialisée dans la nouvelle vague. Devenu son assistant pour un temps, j’ai gobé à répétition les films de Godard, Truffaut, Carné, Fellini, Resnais... et un petit film fait de photographies de Paris disparu d’Atget qui m’a bouleversé sur les compositions pour piano de Satie.

 

En tout cas, suivant mes instincts, l’accumulation d’événements et de hasards commencent à résonner et faire sens.

 

Pendant mes études aux beaux-arts à The School of Visual Arts et le travail au Bleecker Street Cinema, je rencontre le metteur en scène Robert Wilson lors d’une projection de L’année dernière à Marienbad de Resnais. Coup de foudre mais bon.

 

Parenthèse : images de lui à trois ou quatre heures du matin, une bouteille de vodka posée sur le piano, possédé, à jouer et vocaliser comme un ange démoniaque extra-terrestre à couper le souffle.

 

Plus loin, malgré de sincères tentatives pour faire face et suivre tout ça, l’énorme choc de découvrir Manhattan en pleine effervescence. Le jonglage entre l’école, le travail au cinéma et Wilson, le tout en même temps, s’avère un impossible overload. Trop jeune et inexpérimenté, je craque, lâche l’école, puis le cinéma et, fourmis dans les pantalons et ras- le-bol dans la tête, quitte Manhattan avec un peu d’économies et voyage : Texas, Mexique, Route 66, la sublime côte Ouest de l’Amérique entre San Francisco et Los Angeles. Des fois avec Bob, des fois sans. Une période turbulente mais formatrice. Plusieurs allers-retours en bus, train, et souvent en stop. Fier d’arriver avant le bus Greyhound mais hanté par un trop-plein d’impressions, inondé par la lutte anti-noyade. (Ici l’aide à l’orthographie me propose « anti-incendie ». Quh-wah ?)

 

Enfin établi à San Francisco un temps, je trouve ce qui reste du « flower-power », Haight-Ashbury un peu brûlé, déjà la proie de dealers en tout genre. Je deviens modèle pour un portraitiste, puis à l’école des beaux-arts (première séance suite à une nuit blanche, tout nu, m’endors devant tout le monde...). On m’engage dans un cabaret de travestis, boîte gay où je joue le fils d’une famille bizarre dans un numéro play-back du film The Sound of Music avec Julie Andrews. La honte !

Un peu retourné par les extravagances de la scène à l’époque, et pas question de coucher, j’étais viré au bout d’une semaine.

 

Un autre boulot s’enchaîne : je dansais dans une autre boîte, en string de cuir noir dans une cage en métal sur des tubes d’Aretha Franklin. Là aussi, viré après une semaine. Mais le propriétaire me propose de travailler dans son sauna. Refusé, et de nouveau pauvre.

 

Puis enfin un plein temps stable la nuit pour la poste.

Le tremblement de terre qui a frappé San Francisco à 4 heures du matin me revient à l’esprit : le moment figé, tout le monde immobile, terrorisé, à regarder balancer les bancs de fluorescents à la poste, puis comprendre et courir. Je gagne ma vie, paye mon loyer et mange, mais après cinq mois de ça, là aussi je craque sur la routine et, toujours impulsif et sauvage, la veille de Noël, je quitte la poste sans souffler mot, brandissant une copie de Meetings with Remarkable Men de Gurdjieff, ne me retourne pas, abandonnant une semaine de salaire.

 

À l’époque, je fais un très court et troublant passage chez Anna Halprin que je n’assume pas, et l’appel de l’âme-sœur me pousse à retourner à New York. Inévitable et, suivant les hasards, quelque part logique.

Destin scellé, je rejoins aussitôt la tribu de Wilson.

Univers intense et inspirant d’incroyables interprètes tels Sheryl Sutton, Cindy Lubar, Christopher Knowles et entouré d’éblouissants talents : Kenneth King, Edwin Denby, Meredith Monk, Paul Thek, Jack Smith, Jil Johnston, Jerome Robbins...

Quant à Bob, il dégageait une concentration sur scène, une présence imbattable, une aura presque surnaturelle, à couper le souffle. En tout cas, avec Barychnikov, Kenneth King et Aragorn Boulanger, parmi mes « danseurs » préférés.

Spectateur acharné des travaux de Balanchine et Robbins pour le New York City Ballet, Merce Cunningham, Kenneth King, Yvonne Rainer, Foreman et Smith.

Mais surtout Wilson ; régisseur puis performer puis danseur puis chorégraphe dans l’ensemble de ses productions du Regard du sourd en 1971 à Einstein on the Beach en 1976, présentées en Amérique, en Europe, au Brésil et au Moyen Orient.

Le Regard du sourd, seulement vu deux fois à New York, a résonné une cinquantaine de fois en Europe.

Significatif.

Une lettre pour la Reine Victoria à l’Anta Theater sur Broadway (la Compagnie de Martha Graham y dansait régulièrement) prévue pour six semaines, est arrêtée après trois, faute de spectateurs et recettes, laissant d’importantes dettes. Cette Reine Victoria était nettement supérieure à Einstein on the Beach à mes yeux, même si Einstein on the Beach a fait plus de bruit et de buzz.

Mes danses, retirées de la production originale.

Il m’a fallu plus de dix ans pour digérer cette rupture.

Plus tard, Civil Wars, vaste projet de Wilson pour les Jeux Olympiques de Los Angeles, déjà fait en partie en Europe, finalement un échec, s’évapore faute de moyens. Mais vu son esthétique intelligente et sensible, farouchement personnelle, anti-establishment, politique sans le dire, un don pour motiver ses interprètes couplé avec sa capacité inouï à organiser... les innombrables réussites et résistances générées n’étonnent personne.

Quelques auteurs marquant et leurs livres : Gertrude Stein et John Cage dans la bibliothèque de ce premier loft de Bob à Spring Street. Plus tard Gurdjieff et Rilke, puis c’est les pourquoi ancestraux de Quignard et la synthèse de réalité et pertinentes illusions de Volodine qui frappent.

 

Dernier appart new-yorkais, un store-front rez-de-chaussée comme je les affectionne, sur Mott Street. Partant à Aix pour la première du Swan Lac, ai sous-loué. En mon absence les contenus de l’appart (photos, dessins, archives, tapis) volés, disparus. De retour à New York d’Aix, les clefs changées et la sous-locataire introuvable, j’entrais par la fenêtre de la cuisine pour trouver l’appart vide.

Restait que de la poubelle.

 

« Andy de Groat and Dancers », appellation très à la mode à l’époque, se base à New York en 1973, tourne en France dès 1975, reçoit une bourse de la Fondation Guggenheim en 1981 pour sa recherche chorégraphique, s’installe à Paris en 1982 et devient la compagnie Red notes.

Aujourd’hui plus de soixante créations présentées dans une vingtaine de pays. Résolument contemporaine, elle revient périodiquement à une interrogation de ce que ça peut-être contemporain, classique, création, répertoire et patrimoine.

Connu par certains pour mes «relectures» de ballets du xix °... Lac des Cygnes, La Bayadère, Casse-Noisette et Giselle. Okay, pourquoi pas. Mais il s’agit en ce que me concerne de 4 pièces parmi 60.

Pièces également pour les jeunes danseurs en étude aux écoles nationales/Conservatoires de Paris, Lyon, Angers, Cannes, Marseille et innombrables stages, souvent, même si plus compliqué, avec âges et niveaux confondus.

Curieux de nature, me suis plié aux exigences lyriques ; les danseurs de la cie Red notes ont collaboré régulièrement aux productions d’opéra.

Opéras donc, mais pas que : présentations en studio, scènes nationales, festivals, théâtres municipaux, musées, universités, spectacles en plein air et salles des fêtes.

Parallèlement aux répertoire et créations pour la compagnie (et d’autres !), j’ai poursuivi ma démarche avec les écoles locales et les jeunes de Wah Loo Tin Tin Co. durant la résidence de Red notes à Montauban.

 

Ma santé est fragile mais stable. Un cher ami collègue m’a dit qu’il ne faut pas parler de ça. Mais l’époque où les artistes amis tombent, où d’avouer une séropositivité signalait l’arrêt d’une carrière ou d’un destin est, heureusement, derrière nous. Vibrance entre faits secs et lyrisme débordant, catatonie et hyper-activité, tandis que la muse est à la commande de personne. Des fois occupée ailleurs, elle ne vient pas forcément quand appelée…

 

 

Texte réalisé pour la partition en cinétographie Laban de Fan Dance, la danse des éventails publiée par La Poétique des Signes - Raphaël Cottin, en décembre 2019.

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