Avec "Sans Orphée ni Eurydice", un portrait chorégraphique du Chœur

Entretien avec le chorégraphe, Mickaël Phelippeau.

Comment s’est construite cette nouvelle pièce ?

 

Mickaël Phelippeau : J’aime bien parler de « portraits chorégraphiques » pour évoquer mes pièces de manière générale, parce que je travaille souvent à partir des interprètes, qui viennent la plupart du temps d’horizons très différents. J’ai développé des outils qui me permettent d’accélérer la rencontre à travers les mots, le corps et parfois le chant et la musique. Suivant cette méthode, je n’arrive jamais avec de la matière préécrite le premier jour des répétitions. J’écris au fur et à mesure, à partir de l’histoire et des propositions de celles et ceux qui seront au plateau. L’invitation qui m’a été faite ici par Angers Nantes Opéra était de créer une pièce pour et avec les choristes. J’ai d’abord cru que j’allais procéder comme je l’ai toujours fait, mais en discutant avec des personnes qui ont travaillé dans le milieu de l’opéra, s’est imposée l’idée d’écrire la quasi totalité de la pièce au préalable. Ce que je n’avais jamais fait.

 

 

Pourquoi avoir choisi de travailler à partir d’Orphée et Eurydice ?

 

J’ai voulu que ma rencontre avec le chœur commence de manière individuelle. Pendant une quinzaine de minutes, j’ai posé à chacun et chacune des questions sur leur parcours, etc. Pour certaines personnes, ça a été l’occasion d’aborder ce qu’elles n’auraient peut-être pas osé dire face au groupe, que ce soit des éléments personnels ou des incapacités physiques. Ces discussions m’ont aussi nourri. L’une d’elles m’a même conforté a posteriori dans le choix de cette œuvre... Lorsque je me suis mis au travail, j’ai pris un long rouleau de papier craft jaune et j’ai commencé à écouter des opéras. Comme c’est un domaine que je connais très mal, j’ai demandé des conseils, qui m’ont amené à écouter Orphée et Eurydice de Gluck. J’ai été très attiré par les parties de chœur, alors je n’ai écouté que celles-là. Certaines étaient tellement puissantes qu’il m’a semblé que les parties des solistes pouvaient ne pas exister. J’ai eu envie de travailler là-dessus, d’où le titre, cela m’a amusé. Dans cet opéra, le chœur intervient à tous les actes, endossant des rôles différents. Il y a ainsi quatre passages, dont j’ai appris à déchiffrer la partition. À partir de ça, j’ai tout écrit : tout ce qu’ils et elles chantent est dansé.

 

 

Comment se sont passées les répétitions, pour vous qui aviez l’habitude de laisser une grande place aux interprètes ?

 

Cette fois, à la différence de mes créations précédentes, j’ai déroulé mon papier craft le premier jour des répétitions, en expliquant que c’était la construction de la pièce et que nous allions travailler à partir de ce matériau. Je pensais que procéder de cette manière, plus conventionnelle, ne m’intéressait pas. Ça n’a pas été le cas et je n’ai pas eu l’impression de leur imposer tant de consignes que ça. Nous avons réfléchi ensemble à la spatialisation, à qui avait envie de jouer tel rôle et certains choix se sont aussi faits en fonction de ce que je ressentais de leur personnalité... J’ai par exemple proposé à quatre choristes d’introduire chacun.e par la parole le début de chaque acte et de chaque scène, afin notamment de résumer les éléments de l’opéra auxquels le public n’a pas accès. Prendre la parole n’est pas nécessairement une évidence pour elles et eux. De la même manière, un des barytons joue un solo à la flûte à bec. En faisant des essais avec lui, il a exprimé une fragilité que je trouve tout à la fois bouleversante et puissante. Pour ce passage, j’avais envie qu’il y ait une personne seule avec le ou la pianiste et ça s’est dessiné au fil des répétitions. Il a également fallu prendre en compte un autre paramètre : en reprenant les répétitions fin janvier, après 18 mois d’arrêt lié à la crise santinaire, la constitution du chœur n’était plus la même. Après des échanges avec l’équipe de l’opéra, je me suis mis à la recherche de trois danseurs et d’une danseuse pour endosser le rôle de chanteurs et chanteuse. Si la danse est simple a priori, l’enjeu pour ces quatre interprètes est peut-être davantage de suivre les subtilités des différents pupitres.

 

 

Pour revenir au contenu de la pièce, quelles ont été vos inspirations ? Avez-vous vu différentes interprétations d’Orphée et Eurydice ? 

 

Je me suis arrêté sur la version française de 1774. J’ai revu les films Orfeu Negro, qui est une réinterprétation du mythe au Brésil, Orphée et Le Testament d’Orphée de Cocteau, et j’ai regardé certaines mises en scènes, mais assez rapidement, j’ai eu un peu peur d’être trop influencé... En revanche, j’ai intégré d’autres univers, comme celui d’Arcade Fire, un groupe de rock canadien que j’aime particulièrement. Un de leurs albums, Reflektor, se réfère au mythe d’Orphée et Eurydice. Trois de ces morceaux concluent chacun des actes et sont dansés par une partie des choristes. J’ai un peu appréhendé ces passages comme une sorte de résumé à travers les corps de ce qu’on aura entendu et vu juste avant.

 

Pour construire la pièce, je me suis aussi servi de la théorie des humeurs. Les quatre parties extraites de l’opéra sont rattachées chacune à une humeur (tristesse, joie...) qui m’a semblé leur correspondre. À chaque fois, c’est relié à une couleur, un organe. Dans Orphée et Eurydice, il y a une sorte de dématérialisation progressive du rôle que le chœur interprète. Au début, ils et elles sont très concrètement des berger-ère-s et des nymphes, puis des furies, et enfin des ombres heureuses. Au fur et à mesure ils endossent des personnages qui s’évaporent, deviennent immatériels. J’ai essayé de traduire cette transformation à travers l’écriture chorégraphique. Par exemple, l’extrait de l’acte 1 est constitué d’un système de marches. Parfois ils et elles font un pas sur un mot, puis une syllabe... Il y a quelque chose d’assez austère et de l’ordre de la procession, parce que le chœur pleure la mort d’Eurydice. Dans l’acte 2, le passage des furies a un côté beaucoup plus effréné, l’espace est plus dynamique et tout le haut du corps est investi. Puis nous avons constitué des duos qui ont développé leur propre chorégraphie à partir d’iconographies d’Orphée et Eurydice que j’avais rassemblées. Ils et elles sont de moins en moins dans l’unisson. L’unisson comme la danse se déconstruisent au fur et à mesure de l’avancée de la pièce, à l’image de la matérialité de leurs personnages qui s’évaporent.

 

 

Même si seules les parties de chœur sont jouées, le public peut donc suivre le fil de l’opéra ?

 

Oui. Les parties de chœur seules ne permettaient pas d’avoir accès à l’entièreté de l’histoire, alors j’ai ajouté des éléments, comme la prise de parole en début d’acte que j’évoquais juste avant, ou la présence de pancartes pour remplacer l’interprétation d’Orphée au 2e acte. La version orchestrale de l’ouverture est aussi diffusée au début, pendant que se déroule un générique avec tous les noms des interprètes du Chœur d'Angers Nantes Opéra, pour rappeler que cette pièce est faite pour et avec elles et eux.

 

 

Entretien mené par Pascaline Vallée, journaliste

 

Angers Nantes Opéra